La Libération d'Angoulême : Le 31 août 1944

Extrait de l'ouvrage Nous, les Terroristes : Journal de la Section Spéciale de Sabotage par Marc Leproux d'après les récits et témoignages du Capitaine Jacques (Jacques Nancy), de René Rispard (Blaireau), de Guy Berger (Antoine), de Robert Pradier (Robert le Gendarme), de Gilbert Audry (Pivois), Jean Trény (Jean le Cuistot) et Journaux du moment. Forces Françaises (Organ Hebdomadaire du Secteur Nord de la Dordogne) no 8 et Bulletin de l'Amicale Rac no 7.

Attaque et prise d'Angoulême 
Jeudi 31 août 1944
« Aube triste, sale, grise que le soleil vient égayer bien vite. C'est l'exposition des nippes humides et tièdes qui sèchent au hasard d'un support de fortune. Midi est arrivé et le moral, quelque peu déprimé par la nuit, reparaît, toujours plus insouciant.

Les ordres n'arrivent pas encore et dans l'inaction de l'attente, nous faisons un brin de toilette ; les vêtements ne paient pas de mine et les visages maculés de poussière, d'eau et de sueur ne sont guère accueillants. La tête dans un baquet, l'on se refait une beauté malgré la barbe mal faite que d'ailleurs nous avons décidé de ne pas raser avant la prise de la ville.

Capitaine Jacques Nancy



L'après-midi nous apporte les échos de la fusillade tantôt nourrie, tantôt languissante, et qui reprend avec rage, sur la route de Perigueux, vers Soyaux. Un groupe de Roland s'avance à travers les prés à l'attaque de Grapillet. Ils ont progressé à l'abri des dernières haies, avant l'espace découvert, et les voici maintenant qui se lancent dans les champs par bonds ordonnés. En voilà un qui tombe, puis un autre, puis beaucoup d'autres. Sont-ils touchés ? Bon Dieu !... Non. Ils repartent et atteignent les premières maisons, sous le feu nourri des boches, embusqués derrière les murs. Ça se passe maintenant dans les maisons et puis tout se tait.

Ouf ! quel soulagement pour nous !... Et notre tour, c'est pour quand ?

Des bruits de reddition de la ville circulent. Canards ?... Il y a trêve jusqu'à 17 h. 30, paraît-il ?...

Des pourparlers sont en cours pour l'évacuation de la ville par les boches. Si les conversations n'aboutissent pas, le Chef Jacques, à partir de 17 h. 30, devra se tenir prêt à passer à l'attaque dans le secteur de Lavalette qui lui est imparti. Outre ses 5 groupes il disposera de 3 groupes du lieutenant Zavarro (1er Bataillon A.S. Dordogne-Nord).
L'après-midi s'avance. Le départ est pour 18 h. 30. Un dernier coup d'oeil aux armes et aux équipements hélas ! bien modestes et trempés par la pluie de la nuit. Mais ceci n'est point fait pour nous arrêter.

Tiens, un camion chargé de bonshommes descend vers nous. Ils sont une trentaine, armés jusqu'aux dents : 6 ou 7 F.M., des bazookas, des fusils. Ils passent devant nous en chantant. C'est le groupe Soleil F.T.P.

Jacques et ses hommes sont furieux, car ce sont eux qui étaient désignés pour se porter en pointe dans ce secteur. Le fait est signalé au capitaine Dupuy, commandant le 1er bataillon de Dordogne-Nord dont dépend le groupe Jacques. Cet officier arrive à nous et déclare :

- Enfin ! nous allons leur montre dedans !

Pendant ce temps le groupe Soleil monte par les carrières de Charlemagne vers les casernes et la bussatte. Les premiers coups de feu éclatent lorsque nous démarrons enfin : Zavarro à droite, Roy, puis Antoine, Pradier et Bébert (Albert Gin) ; et sur la gauche, la compagnie Plassart, qui tient jusqu'à l'Ecole Normale de filles.

Thiviers 13 août 1944
Dupuy et le 1er Bataillon de la brigade Rac
C'est presque la course, réfrénée à grand'peine, pour rester en ordre. Nous sommes vite dans la vallée et progressons sous le couvert des haies et des lignes d'arbres. Maintenant, c'est la route et la rue de la Loire que nous montons très vite comme des fous, ivres de joie, d'ardeur et de courage accumulés depuis trois jours.
En colonne, au pas de charge nous grimpons la rue Lavelette ; le commandant Dupuy est avec nous, des gens apparaissent aux fenêtres et nous applaudissent. Tout le monde est gonflé à bloc.
Jean le Cuistot, qui connaît très bien le secteur, sert de guide suivi de l'adjudant de Coppet. Déjà quelques groupes sont accrochés : les fusils-mitrailleurs crépitent ainsi que les mitrailleuses boches ; quelques coups de canons se mêlent à la fête. La partie semble vouloir être rude. Arrivés à une centaine de mètres du Pont de la Loire, les boches nous gratifient de plusieurs rafales de mitrailleuses, jetant pour quelques secondes la perturbation dans notre groupe. Renseignés par des civils cachés dans une maison, nous décidons de contourner le Pont, battu par les mitrailleuses qui tirent des remparts et de l'hôtel des « Trois-Piliers ».

Colonne par un, nous traversons un jardin. Quelques balles sifflent, mais ne touchent personne. Après avoir sauté plusieurs barrières, nous repartons. Un homme nous demande si nous voulons de lui :

- As-tu une arme ? s'inquiète Robert le gendarme.
- Oui, j'ai un fusil 36 et des munitions.
- Viens !

C'était Gréaud qui sera plus tard affecté au groupe Frontin.

Ayant pris la rue Basse de Lavelette, nous débouchons avec beaucoup de précautions rue de Lavelette où des hommes du groupe « Soleil » nous ont devancé. La bagarre fait rage et plusieurs blessés ont déjà été évacués. Avec beaucoup de précautions nous arrivons au coin de la rue Gâtine et de la Tourgarnier ; les balles sifflent partout. Les boches prennent la rue en enfilade ; des hommes tombent.
L'ennemi est retranché dans la caserne du 107e. Jacques fait occuper toutes les rues autour des casernes en établissant dans les maisons des emplacements, pour tirer dans les fenêtres. Un sous-officier du groupe Soleil vient demander l'appui du bazooka pour réduire au silence une mitrailleuse boche, qui arrose son groupe depuis le début de l'action. Marcel le Tatoué et son pourvoyeur Guihal appuyés par Jean le Cuistot, le Charcutier (Pierre Cotinaud) et Brunet sont désignés pour cette action.

Séraphin       Emile       Jacques       Jacky       Marc       René
Blaireau       Clovis       Antoine

Ils s'introduiront au numéro 18 de la rue Lavelette, malgré les balles qui sifflent et ricochent contre les murs, car les boches, qui ont vu la manoeuvre, ne ménagent pas les munitions. Après quelques minutes d'efforts qui semblent bien longues sous les balles, les hommes réussissent à ouvrir les volets et s'introduisent dans la maison, inhabitée. L'un d'eux écrit :

« Nous montons jusqu'à la chambre de bonne située au deuxième étage. La fenêtre est ouverte. Les boches nous gratifient d'une rafale qui ne touche personne, mais découvre leur position. Le Tatoué (Marcel Gaschard) introduit sa torpille dans son bazooka, vise et tire ; pendant quelques secondes, nous disparaissons dans les flammes ; toute la chambre est retournée, mais nous rions aux éclats, car Marcel a fait mouche et c'en est fini de cette mitrailleuse postée à la fenêtre de l'infirmerie du 107e R.I.

Nous redescendons, heureux de notre travail. Mais une surprise nous attend : nos camarades n'ayant pu tenir la position dans la rue, se sont repliés à quelques centaines de mètres. Jean le Cuistot, le premier, essaie de franchir la fenêtre. Par bonheur sa culotte s'accroche et il reste suspendu, pendant qu''une mitrailleuse envoie une dizaine de rafales qui frappent le mur où il devait prendre pied. Tout blanchi par les gravats, il rentre dans la pièce, se demandant comment sortir de là.

C'est alors que le Tatoué envoie un autre coup de bazooka dans le café du « Coq d'Or », d'où semblent partir les coups. Mais les boches tirent de plus belle et il est impossible de les repérer. Nous décidons de nous retirer par les jardins pour atteindre la rue de Bellevue. Ce n'est pas une petite affaire car chaque fois que l'un de nous saute le faîte du mur il reçoit sa giclée. »

Pendant ce temps, les autres groupes arrivés à la patte d'oie de la rue de Lavelette et de la Tourgarnier, se sont trouvés pris sous le feu des armes automatiques du Coq d'Or, sans pouvoir les contrebattre. Les hommes, par chance inouïe, réussissent à franchir le carrefour si bien pris en enfilade, sans la moindre perte.

Les balles sifflent, ricochet, écorchent les murs, soulèvent la poussière et l'on se fait petit en avançant quand même. Les grenades, vers l'avenue Alsace-Lorraine, ponctuent le crépitement des rafales. Devant le garage Turlot, un mort déjà, et un cheval sur le flanc. Des blessés aussi du groupe Soleil, près de nous.
Les boches tirent encore des casernes et prennent la rue de la Tourgarnier en enfilade, du Bar du Coq d'Or ; l'endroit est malsain. Pour surplomber les casernes nous cherchons dans des maisons des greniers très hauts. Nous perdons un temps fou.

Jacques et Antoine debout au milieu de là chaussée discutent et donnent les ordres avec un beau sang-froid qui atteste leur mépris du danger. Pourtant des rafales de mitraillettes partent de partout et « les tireurs de toits », Miliciens et Collaborateurs non repentis, s'en donnent à coeur joie par les volets entrebaillés.

La tête de Dédé Babin (André Babin), appuyé contre un mur, est auréolée par une belle rafale qui lui procure un instant d'émotion.

Maintenant nous sommes coincés devant la Bussatte et à droite, par les casernes, où l'on entend les rafales pressés de Boby (Robert Arramy) qui doit « sulfater » ferme.
Jacques fait prendre les casernes à revers pendant qu'Antoine assura la protection dans les rues adjacentes. Il redescend ensuite en bas de la rue Lavelette vers les deux sections qui bagarrent dans ce secteur. « Je place, dit-il, la section Frontin face aux remparts, prête à intervenir avec ses deux mitrailleuses si le boche veut attaquer. En bas, dans la rue Lavelette, mes deux sections Robert et Roy sont toujours violemment attaqués ; un groupe F.T.P. se replie laissant deux morts er deux blessés sur le terrain. »
Les F.T.P. s'agitent en crient ; ils n'ont pas l'air tranquilles et, après bien de palabres, leur chef, un nègre qui répond au nom de Ciel, ordonne le repli.
Mauvaise nouvelle ! Rue Lavelette, Robert le Gendarme est blessé très grièvement par une balle explosive. Ça jette un froid... La nuit ne va pas tarder à descendre maintenant. Frontin, avec ses mitrailleuses Breda, vient prendre position rue des quatres-Sillons. Le groupe Bernard tient la rue de Bellevue ; nous, la rue de la Tourgarnier et, plus loin, les autres...
Il est environ 19 h. 1/2. Le Chef Jacques, qui a fait replier ses hommes dans un secteur, à l'abri des balles, reprend la situation en main. A ce moment la compagnie Bersas prend les boches sous son feu et les force à se replier. Le calme se rétablit malgré quelques fusillades du côté des casernes, avec les groupes restés sous les ordres d'Antoine, de Blaireau et de Zavarro. La nuit vient. Le Chef fait distribuer un casse-croûte absorbé en vitesse. Vers les casernes, les hommes qui ne tirent plus que sur des silhouettes sont obligés d'interrompre leur feu. Une garde vigilante est établie et des patrouilles circulent sans arrêt, maintenant le contact ace les civils et les autres groupes. Les hommes qui sont au repos, abrutis par la fatigue et le besoin de sommeil, s'endorment sur le trottoir malgré une pluie fine et incessante qui les pénètre. La fusillade a complètement cessé ; Antoine en profite pour aller prendre contact avec le Chef.

Vers 20 h. 30 l'action s'arrête. Nous patrouilles, celles du groupe Bernard ne rencontrent presque aucune résistance. Seul, le groupe Roland est attaqué place du Champ de Mars où il laisse deux tués.
Vers 21 heures, l'ordre est donné au seul groupe restant F.T.P. Soleil de se replier. Ils abandonnent deux morts et deux blessés. Nous récupérons leurs blessés. La nuit est complètement venue maintenant, les gens s'enferment chez eux et le silence des rues n'est troublé que mars notre présence.
Tout le monde a hâte de pénétrer dans Angoulême ; il faut absolument que nous y entrons ce soir. Une patrouille est organisée pour voir où en sont les choses. Il y a Antoine, Jacky, le Charcutier, Marcel le Tatoué, Brunet, le grand Robert (Robert Delage) et Dédé Delage. Presque tous connaissent le coin ; néanmoins c'est Jean le Cuistot qui fera le guide. Nous descendons la rue Basse de Lavelette, prenons le Pont de la Loire et la rue des Colis protégée par les fortes murailles. Nous avançons en rasant les murs.

La côte est raide et en haut se dessine la masse sombre d'un mur anti-char... Pourvu qu'il n'y ait personne derrière !... Antoine et Jacky s'avancent, redoutant une rafale ou une grenade. Plus que quelques mètres... personne n'a réagi ; nous allongeons le pas en nous faufilant dans l'étroit fossé qui reste. Un coup d'oeil... Rien. Ouf......!
Premier drapeau de la S.S.S.
(Collection Duruisseaud)
Nous continuons vers le Champs de Mars, désert, silencieux, sombre. Devant la Brasserie, un blockhaus trapu et un mur antichar avec des herses. L'endroit n'est pas très « sympa ». Nous approchons sans faire trop de bruit. Le Tatoué, un peu éméché, se précipite dans le blockhaus en braillant. Personne. Voyons maintenant le mur et les herses. Antoine se fait tout petit en approchant... Rien non plus. Dans un grincement de ferraille, les herses sont déplacés et nous poursuivons notre route vers l'Hôtel de ville. La rue est déserté : par instant, sur nos têtes, d'imperceptibles bruits de volets que l'on entr'ouvre, des chuchotements étouffés. Le carrefour du Café de Lille est désert, la rue Marengo aussi. Place de l'Hôtel-de-ville, un amoncellement de chantiers fait craindre un emplacement de tir ; mais non !

L'Hôtel de Ville est à 40 mètres, sombre, silencieux.

Sur la place un homme crie :
- Halte-là ! Qui vive ?
- S.S.S.
- Bonsoir les amis, répond un sergent.

Antoine reconnaît, en uniforme de chasseur à pied, M. Gros (il sera tué à Royan) qui travaillait avec lui à la Préfecture. Quelle surprise de se rencontrer ici !

Maintenant nous revenons à la Bussatte. Un corps est étendu, encore chaud, près de trottoir. C'est un jeune, bien vêtu, avec une colette de cheval mastic. Son étui à revolver est vide ; du sang à l'odeur fade imprègne sa chemise ouverte. Dans les poches, un portefeuille, des clés, un mouchoir, des papiers illisibles.
Jacques, prévenu que la ville est libre, nous envahissons les rues.

Rue de Périgueux nous trouvons deux remorques allemandes chargées de paquetages et de ravitaillement. Nous atteignons le coin de la bijouterie Auger ; des fenêtres s'ouvrent et nous entendons murmurer vers l'Ecole de Jeunes Filles :

- Tu crois que c'est eux ? fais attention, c'est peut-être les boches !
- Eh là !... Il fau drait voir à ne pas nous prendre pour des Frizous.

Aussitôt une nuée de jeune filles, jaillissent des portes et des fenêtres, se précipite sur nous :

Les voilà ! les voilà...! ce sont eux...! et les applaudissements crépitent. Nous avons peine à nous arracher à ces exubérantes qui nous sautent au cou.

Maintenant les volets, les fenêtres sont ouverts. Les gens essaient de reconnaître ceux qui circulent dans la rue. Enhardis par le calme de la nuit, quelque-uns descendent.

- Qui est là ?
- C'est le maquis !...

« Mon groupe, dit Antoine, est encore à la Bussette ; je vais le chercher. »

Nous entrons en ville en ordre, colonne par deux, en chantant comme des fous : « Grand Dieu que je suis à mon aise quand j'ai ma mie auprès de moi ! » et « V'là les poilus ! » que nous avons remplacé par « V'là les maquis » !

Le grand Pierrot (Pierre Chabasse) porte le fanion du groupe et, derrière ce modeste drapeau tricolore, brodé du petit cochon de saint Antoine, nous chantons, toujours plus fort, ivres de cette joie tant attendue.

Nous continuons par la rue Saint-Martial et par la rue Marengo. C'est au pas gymnastique que nous arrivons enfin à l'Hôtel de Ville ; 2 F.M. sont immédiatement mis en batterie sous la porche. La Kommandantur et la Feldgendarmerie seront également occupées par la suite. La Compagnie Plassard (1er bataillon A.S. Dordogne Nord) s'est chargée de la Poste. Nous nous retrouvons à la Préfecture avec le commandant Bernard (Lévêque). Une heure après, une voiture arrive à vive allure place de l'Hôtel-de-Ville et un groupe de F.T.P. se précipite croyant arriver le premier. Ils sont un peu vexés de nous trouver là.

- Mille regrets, chers camarades, mais il y a plus d'une heure que nous somme ici.
- Puisque vous êtes là, nous allons occuper la Préfecture et la Kommandatur.
- Trop tard, nous occupons la plus grande partie des édifices publics. 



Avec Max et le Toubib (Jacques Dodart), pilotés par un agent de ville, nous allons occuper le Commissariat de Police. Tout le personnel administratif est là attendant l'arrivée des maquisards. Au premier étage, nous nous trouvons dans une vaste pièce, devant de nombreuses personnalités civiles et militaires, toutes au garde à vous. Nous serrons la main à tous et nous dégustons plusieurs coupes de champagne. Couverts de poussière, mal rasés, nous jurons un peu au milieu de tout ce monde en toilette. Nous nous apprêtons à sortir quand un commandant au garde à vous demande à Blaireau :
- Mon lieutenant, il y a 2 jeunes dames qui ont une faveur à vous demander.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Elles voudraient vous embrasser.
- Accordé !
Blaireau ajoute : « Ce n'est pas deux, mais cinq, dix qui me sautent au cou, je suis obligé d'abandonner, je ne puis plus fournir... Je remonte à la Préfecture pour voir Jacques. Il ne fait pas trop clair, et trois fois de suite avec mes godasses ferrées je m'étale de tout mon long dans le couloir. C'est une brave dame qui vient me tirer d'embarras en m'indiquant la pièce où se trouve le Chef. Je m'assois quelques instants dans un immense fauteuil devant une coupe de champagne et des gâteaux. Il y a là Jacques, le commandant Dupuy, le nouveau Préfet, le commandant Bernard, des personnalités de la ville et quelques dames. »
A son tour, Antoine écrit : « La rue est noire de monde vers l'Hôtel de ville. Je ne sais si on nous applaudit ; je chant, je hurle, je ris, je marche comme dans un rêve et une jeune fille qui se jette sur moi pour m'embrasser me rappelle à la réalité. Elle a dû trouver, la petite fille, que j'avais la barbe drue... »
Le groupe Bébart est de garde devant l'Hôtel de Ville et empêche les gens d'y pénétrer. Les gens affluent toujours sur la place, en tenu légère, ebouriffs, étonnés, heureux, soulagés et inquiets aussi.
Le commandant Dupuy descend de voiture devant l'Hôtel de Ville où les maquisards sont nombreux. Des camions, marqués 'd'une immense croix de Lorraine et des initiales F.F.I., arrivent sans cesse. Voici le commandant Rac, chef de la Dordogne-Nord. Dans les remous de la foule, on reconnaît des copains, ceux qui montaient la garde à Varaignes, Nontron, Mareuil et Piégut. Pas d'échanges de paroles ; nos regards se comprennent.

Un projecteur vient d'être installé sur la place, et au balcon de la Mairie, on met en place un mât pour le salut aux couleurs. Dans le silence poignant qui écrase la foule, muette soudain, les regards, tendus vers le faisceau lumineux, voient s'élever le drapeau tricolore qui s'agite gentiment et s'ébroue avant de planer sur la multitude. Les maquisards ont salué et présenté les armes, émus en cette minute solennelle et inoubliable.
« Quant à moi dit Antoine, les mâchoires serrées, les artères battantes, la gorge sèche, les yeux embués de larmes, j'essaie de vivre intensément cette minute, qui est le couronnement de nos efforts. Près de moi le père Marquet, du Moulin de la Tousche présente les armes ; la tache claire de sa médaille militaire bouge sur son uniforme kaki tant sa poitrine tressaute d'émotion. »
Et puis voici la Marseillaise, huilée par toutes les poitrines, la Marseillaise que l'on chante avec tout son coeur, qui nous remue jusqu'aux « tripes » lorsqu'arrive « Aux armes, citoyens ! » Et puis la foule nous acclame... sans fin...
On s'embrasse... Angoulême est libéré.. Le rêve est devenu une réalité. Le Bon Dieu lui aussi veut être de la fête et nous donne sa bénédiction sous la forme d'une trombe d'eau qui s'abat sur la ville. « Il est 4 heures du matin, je profite, dit Blaireau, d'un moment de relâchement pour pousser jusqu'à la maison, et pendant un quart d'heure je pleure comme un gosse, sans pouvoir m'arrêter ; c'est la réaction, la joie de me retrouver chez moi sans crainte de cette ignoble Gestapo. »

Une section de S.S.S. avec le capitaine Jacques

Accablés par l'effort qu'ils viennent de fournir les S.S.S. n'aspirent qu'à dormir. Et sur les dalles du Hall de l'Hôtel de Ville leurs corps emmêlés sombrent dans un sommeil profond malgré le vacarme des chants et des cris qui se continuent sur la place.
Mélancoliquement, Antoine écrit : « La garde est assurée pour la nuit et avec mon groupe nous allons nous étendre sous la porche de l'Hôtel de Ville à même le ciment sur lequel nous nous enroulons dans nos couvertures, la tête sur la musette. Dans le fond, nous sommes un peu vexés de coucher sur la dure, un soir pareil, alors qu'il y a tant de bons lits en ville ... !
Cependant il fallait pour notre Chef un P.C. digne de lui. Nous jetons notre dévolu sur le Café de la Paix, le plus grand de la ville. Mais voilà..., tout est barricadé, et les propriétaires sont absents ; sont-ils Résistants ou Collaborateurs ?... Que faire ?... A grand coups de barre de fer nous attaquons la porte d'entrée qui ne tarde pas à céder. Une sentinelle est placée à l'entrée. Nous mourons de faim ; une employée du café confectionne une de ces omelettes...! Le commandant Dupuy, le capitaine Plassart, le Dr Dugontier, Blaireau, Emile et quelques autres se chargent de lui faire honneur.

Entre temps, divers chefs de service de la ville nous avaient apporté les listes de tous les dépôts civils et militaires existant à Angoulême (essence, vivres, vêtements, armes, munitions, etc...) pour les placer sous notre sauvegarde de sorte que pour obtenir quoique ce soit il fallait présenter un bon signé du capitaine Jacques. Par la suite d'autres groupements se chargèrent de les épuiser.
Puycharnaud juillet 1944 : La 2e Compagnie du Capitaine Jacques

1er septembre 1944

Le jour nous a réveillés et nous avons mis un moment à réaliser où nous nous trouvions. Dehors, beaucoup de monde, malgré l'heure matinale. Et la journée commence, toute nouvelle pour nous. Grand affluence sur la place, ruée de gens qui veulent nous voir de près. J'ai l'impression, dit Antoine, que nous sommes un cirque, à voir les gens qui se bousculent pour nous regarder. Le service d'ordre est submergé par la foule.

Ce n'est pas sans plaisir que j'ai retrouvé ma maison et les gens du boulevard d'Orfont, M. Et Mme Lapouge en particulier, qui m'ont aidé dans la clandestinité.
Le 21 février (jour de la mort de René Chabasse et de l'arrestation de la famille de Guy Berger) n'est pas tellement loin et l'évocation de cette sombre journée me fait penser à nos morts, qui ne vivent pas cet enivrant succès. »

Place du Parc la foule admira de magnifique défilés de maquisards aux uniformes rutilants, où les premiers à défiler et à sourire aux acclamations ne furent, trop souvent, que des maquisards de la dernière heure. Personne n'y vit ni les S.S.S. ni leur chef. Pendant ce temps tout le groupe a été réuni boulevard d'Orfont (boulevard René Chabasse depuis 26 avril 1945) à l'endroit où René Chabasse a été tué, pour observer une minute de silence et déposer une gerbe de fleurs. Pierrot (le frère de René) a laissé déborder son chagrin et c'est très triste de voir sa douleur. Nous sommes très émus et notre émotion gagne l'attroupement des gens du quartier qui suivent la cérémonie.
Dès le lendemain les S.S.S. reprenaient le chemin de Puycharnaud laissant Angoulême libéré, à la garde des anciens et nouveaux F.F.I. des autres groupes.